mardi 10 septembre 2013

Un jour à Kassa

(Egy nap Kassán)
extrait de Ciel et terre, d'après la traduction allemande d'Ernö Zeltner

Maison de l'enfance de S. M.
à Kassa**

Un jour je suis pourtant allé à Kassa, avec l’express, comme on va à Szeged ou à Makó, sans excitation particulière ni émotion intérieure : en route j’ai lu le « Journal » de Green et m’y suis absorbé ; ce que je lisais m’intéressait plus que le trajet ; le train s’est arrêté et je suis descendu à Kassa sans passeport ni visa*, j’ai traversé le petit bosquet entre la gare et la ville et me suis trouvé une chambre d’hôtel, j’ai flâné dans les rues, j’ai regardé les anciennes et les nouvelles maisons, je suis allé à l’immeuble où nous avons vécu pendant une période, et sous la voûte sombre qui relie l’entrée avec la cour volaient des chauve-souris, au premier étage de la maison je suis resté devant la fenêtre, c’est ici que sont nés mes frères et ma sœur, j’ai pris l’escalier que mon père descendait tous les jours pendant quarante ans, le cigare à la main, bien nourri, gai et solennel,
Musée Márai à Kassa****
  je suis allé alors à l’autre maison dont l’entrée est toujours
  surmontée de nos armoiries (photo de gauche) ;
je suis allé à l’auberge, où on ne me connaissait pas, observé
la montagne où, une fois, en hiver, un chat sauvage s’était  caché dans la chapelle et où, quand la guerre*** éclata, nous vivions dans une vieille maison de campagne ; le soir je suis passé dans la rue des filles légères le long des fenêtres éclairées et j’ai dévisagé les prostituées rêvassantes qui tristes et indifférentes se reposaient dans cette marseillaise indolence et insouciance derrière les vitres illuminées des devantures, à la fin de la rue j’ai trouvé la plaque de la sage femme dont le fils était avec moi au lycée – il s’appelait Gurka – et, vers minuit je me suis arrêté devant l’église des Dominicains, au clair de lune sur la place pavée de pierres blanches, qui dans son éclat argenté faisait penser tout à fait à l’Espagne, rappelait des exécutions et le Moyen-Âge, et je pensais : « Tout est à sa place. Très beau, très juste. »

Peut-être aussi, seulement la cathédrale, l’ancienne avec sa beauté hautaine, inspirant la crainte, avec la puissante tension de ses arcs et voûtes, des colonnes et pointes, était … Complètement seul, j’étais à Kassa. Dans une cave j’ai bu du vin, puis je suis rentré à l’hôtel, j’ai baillé et ai sombré dans le sommeil. Alors j’ai vu, en rêve, pour un instant, des larmes dans les yeux, Kassa, la vraie, l’exacte – mais seulement pour un court instant.
 
* sans passeport ni visa : Kassa avait été tchécoslovaque de 1919 à 1938 et les hongrois qui voulaient s’y rendre devaient alors obtenir un visa
** photo exposée au Musée mémorial Márai (voir note suivante)
*** il s'agit bien sûr de la première guerre mondiale
**** maison où les parents Grosschmids (patronyme de Sándor Márai) ont vécu de 1913 jusqu'à leur expatriation et où est aujourd'hui installé un petit musée mémorial
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire