lundi 24 septembre 2012

A propos de « La fortune littéraire de Sándor Márai » (András Kányádi et alii) aux Editions des Syrtes

Il faut d’abord s’habituer au vocabulaire spécifique de la critique littéraire quand, comme moi, on est profane en la matière. Mais assez rapidement on comprend (peut-être sans en saisir toutes les nuances ou connotations) des concepts comme réception (formes et environnement de l’accueil d’un ouvrage ou d’une œuvre dans un contexte donné d’époque et de lieu), de canon (liste plus ou moins hiérarchisée des ouvrages considérés comme références) ou d’intertextualité (liens d’un texte avec d’autres).
Ceci étant posé, cet ouvrage est passionnant à de nombreux titres pour qui considère Sándor Márai comme l’un des très grands écrivains du siècle dernier ou qui, plus généralement, s’intéresse à la littérature hongroise.

Précédé d’une introduction d’András Kányádi qui présente les thèmes généraux de l’ouvrage le livre divisé en trois parties explore successivement l’accueil des œuvres de Sándor Márai dans diverses sphères linguistiques européennes et les problèmes de traduction et d’interprétation de certaines œuvres, puis dans un renversement de perspective, la perception que Sándor Márai a eu des différents pays dans lesquels ses exils successifs l’ont amené à vivre, et enfin, dans la troisième partie, les rapprochements de nature typologique ou contextuels à l’intérieur du corpus de Márai ou avec d’autres œuvres littéraires. Chacune des parties est abondamment annotée et on peut trouver en annexes des repères biographiques et les bibliographies en hongrois, en allemand, en italien, en espagnol, en anglais et en français.

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L’introduction
András Kányádi brosse dans cette introduction un large panorama de l’œuvre de Márai sous divers points de vue comme son souci de la perfection, ses éditeurs, ses modèles, sa technique, les thèmes et les mythes qui balayent son œuvre. Puis il introduit les trois parties.

Le regard de l’occident – réception et traduction
Róbert Varga décrit d’abord comment les œuvres de Márai sont reçues en France en plusieurs étapes très différentes les unes des autres, depuis sa première parution en langue étrangère (Les révoltés) jusqu’à une certaine Máraimania déclenchée par la (ré-)édition dans les années 90 de ses romans  sous l’égide d’Ibolya Virag à une époque où le monde de la « Mitteleuropa » et de ses écrivains les plus fameux (Zweig, Schnitzler, Roth) était particulièrement « à la mode ».

Dans les chapitres suivants traitant de la réception de Márai successivement dans les pays germanophones, en Italie, dans les mondes hispanique et anglo-saxon, les auteurs insistent tous sur l’importance de la traduction et de sa qualité pour le succès ou l’insuccès des éditions successives. Dans son chapitre Chiara Fumagalli qui présente l’accueil italien développe quelques autres raisons du succès, comme le genre, les thèmes et même le hasard !

Dans « Aspects de la traduction de Sándor Márai », citant de nombreux exemples, Georges Kassai, l’un des traducteurs de Sándor Márai en français, explicite un peu plus encore cette problématique très spéciale de la traduction qui dans le cas du hongrois et plus particulièrement de Márai ne peut pour lui qu’aboutir à une réécriture.

Le regard sur l’occident – voyages et exils
Ouvrant la deuxième partie, « Le vagabond du XXème siècle »  de Tibor Mészáros nous emmène sur les traces de Sándor Márai dans ses exils successifs et ce que ceux-ci ont pu apporter à son œuvre.

Puis György Tverdota (La patrouille de Sándor Márai dans l’Empire du soleil couchant), Antonio Sciacovelli (Phénoménologie de l’exil et perte d’identité. L’Italie de Sándor Márai), Danielle Risterucci-Roudnicky (La vie et l’œuvre de Sándor Márai dans le prisme de l’Allemagne) et Jean-Léon Muller (Sándor Márai et la France : regard d’un écrivain hongrois sur la France et les Français de l’entre-deux-guerres) nous apportent un éclairage documenté sur les rapports du voyageur et de l’exilé avec ses pays d’« accueil ». Ils donnent aussi l’occasion pour les lecteurs non magyarophones d’avoir un aperçu sur de nombreuses parties de l’œuvre pas (pas encore ?) traduites en français.

Textes et intertextes – du moi à l’autre
C’est sous le regard de Nerval et de Dürer que Catherine Géry place les Confessions d’un bourgeois. Elle y examine les influences de la psychanalyse sur ces confessions, « projection fictionnelle » d’un Sándor Márai qui pour elle « reste plus un enfant du siècle (le XIXe) qu’un enfant de son siècle (le XXe) »[1].

Puis Catherine Mayaux nous entraîne, « sous l’angle de l’écriture du malentendu »,  dans une très brillante analyse du Premier amour le génial premier roman de Márai (si on excepte Le boucher, d’ailleurs souvent classé comme nouvelle).

Dans le chapitre suivant Gabrielle Napoli examine les caractéristiques du monologue dans quatre des romans les plus fameux de Márai L’Héritage d’Esther, Divorce à Buda, Les Braises et Métamorphoses d’un mariage en en faisant en particulier ressortir le côté théâtral.

Ádám Zsabó rend compte d’un roman tardif de Márai qui ne semble pas avoir été traduit : Verdict à Canudos qui prend pour théâtre la fin d’une guerre dans le Nordeste brésilien.

Puis dans Sándor Márai lecteur d’Homère Silvia d’Amico développe une très intéressante analyse sur les rapports entre Paix à Ithaque et son illustre inspirateur : l’Odyssée, au niveau des personnages, du style et des thèmes, en particulier sur un « thème personnel » cher à Márai, « les retrouvailles ».

András Kányádi nous livre ensuite sa vision des rapports entre La conversation à Bolzano et une nouvelle d’Arthur Schnitzler Casanovas Heimfahrt (le retour chez lui de Casanova) et met précisément en lumière de nombreux parallèles entre les deux œuvres tout en réfutant une possible accusation de plagiat.

Enfin, dans Deux modèles français de Sándor Márai, István Fried, s’appuyant d’abord sur Les révoltés, examine de façon très érudite l’influence de Cocteau et surtout de Gide sur Márai.

Ma conclusion – La fortune du lecteur
Comme je l’ai annoncé en prologue à cette « recension » (plutôt que critique) de cet ouvrage, dépourvu de tout appareil méthodologique ou critique de type universitaire, je ne me sens pas l’outrecuidance de juger ou de critiquer un tel livre, mais seulement d’exprimer les impressions d’un lecteur assidu de Márai en français et en allemand. Il est certain que je ne lirai ni ne traduirai plus Márai (j’ai la faiblesse de le faire à partir de l’allemand) comme avant. Un peu comme un mélomane qui grâce au solfège peut apprécier les thèmes d’une fugue, ou repérer les modulations d’un morceau de musique et ainsi multiplier son plaisir, je sens tout ce que ce livre va m’apporter dans mes lectures (ou relectures) prochaines.

Par ailleurs, je regrette que seule la facette romanesque de l’œuvre de Sándor Márai ait été étudiée, en évoquant à peine ses œuvres poétiques, dramatiques et surtout épigrammatique et son journal. Mais bien sûr, ç’aurait été doubler ou tripler le volume de l’ouvrage et cette partie de l’œuvre n’étant pas du tout traduite en français, il aurait été plus difficile d’utiliser des exemples et renvoyer aux œuvres elles-mêmes. Mais un chapitre aurait peut-être suffi à rendre compte au lecteur français de cette partie encore immergée de l’iceberg Márai. Je signale qu’une partie importante en est accessible au lecteur germanophone, en particulier le journal.

Pour terminer je voudrai remercier aux éminents spécialistes réunis par András Kányádi  d’avoir offert au public francophone amateur de Márai une telle mine d’informations et de réflexions expertes sur cet écrivain.



[1] commettant d’ailleurs par là l’erreur commune de classer 1900 (année de naissance de Sándor Márai) au XXème siècle alors que c’est la dernière année du XIXème. Márai est un enfant du XIXème siècle !

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