vendredi 3 février 2012

Le Jouisseur

Pour montrer à mes amis que Sándor Márai n'est pas seulement le pessimiste nostalgique que certains des textes choisis jusqu'à présent pourraient faire penser, je leur dédie ce petit portrait.

Le jouisseur
Il a soixante dix sept ans. Et ici en cure, à la recherche d’une petite plante médicinale pour son cœur. En compagnie d’une infirmière ; de temps en temps il se montre galant, se tourne vers la femme avec un sourire malicieux comme s’ils venaient juste de faire connaissance sur la promenade et négociaient maintenant les conditions d’un tête-à-tête nocturne. Incorrigible.
Il porte un monocle, des guêtres blanches, un foulard de soie vert et une chevalière, et en plus un très fin chapeau de paille, aussi léger que s’il avait été tissé de plumes d’oiseau. Il apparaît chaque jour à la source avec un costume différent, enjôle et éblouit ses admirateurs. Il se présente à chacun ; est poli mais pas exclusif. Les anecdotes qu’il épice de citations en allemand, français, latin ou anglais, pétillent de sa bouche comme le gaz carbonique de l’eau thermale qu’il boit.

Il parle de femmes, de combats à la table de jeu et de ses amis distingués. Une fois à Nice une lady me dit … Une fois à Londres après le neuf il tira un As … Autrefois à Paris l’héritier du trône d’Espagne dit … La fine auréole de toutes ces aventures luit autour de sa tête chauve, intelligente, rusée et malheureuse. Sa main, la main ornée de la chevalière, plissée, noble et misérable, qui a volontiers caressé les femmes et distribué les cartes, qui a flatté les mains de tant de contemporains douteusement distingués et peu fiables, parfois il la porte fatiguée à son cœur. Oui, le grand jeu est terminé. La mise était le plaisir. Une grosse et triste mise. Aujourd’hui il pourrait aussi dire qu’il regrette quelque chose et qu’il a perdu la joie quand il a gagné avec cette mise là. Mais en réalité il ne regrette rien. Ici il se hâte, le jouisseur, à pas pas vraiment élastiques, au bras de l’infirmière le long du couloir, vers la consultation, où des gouttes chères, des traitements reconstituants, tonicardiaques l’attendent dans la seringue. Il se hâte vers une aventure, vers quelque ultime et secrète aventure ; son monocle rivé à l’œil gauche, il louche d’un regard désapprobateur et interrogateur en direction de la mort – la prend dans le coin de l’œil comme un fonctionnaire fâcheux, dont il faut tolérer la présence. Ca ne peut pas faire de mal si on lui fait sentir, qu’elle n’appartient pas à la bonne société.

Extrait de "Ciel et terre"
d'après la traduction en allemand d'Ernö Zeltner

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