lundi 2 janvier 2012

Bilan

BILAN
Je ferme les yeux et je regarde rapidement en arrière sur l’année écoulée.
La récolte a été moyenne. Je pense naturellement à celle que j’ai engrangée. Le roman a été canardé, mais les articles parus, plutôt comme ci comme ça. Ma pièce de théâtre n’a pas été montée, une fois de plus. Je me suis presque arrêté de fumer jusqu’à ce que je remarque que ça n’en vaut pas la peine, car l’année prochaine – peut-être tout de même – il y aura la guerre mondiale et toute mesure de précaution, tout sacrifice aurait alors été vain. Ma constitution physique ne s’est pas particulièrement modifiée ; chaque matin je constate que je vis. Et cela me réjouit – encore. Sur la mort je n’ai rien pu apporter de nouveau comme expérience. Seulement qu’elle existe : d’année en année j’en suis de plus en plus persuadé. Pour ce qui est de l’amour j’ai appris qu’il me proposait une nouvelle nuance, quelque chose que je ne connaissais pas jusqu’à présent, qui est plus intéressant que l’aventure, plus excitant que l’enlèvement du sérail. Et ce quelque chose c’est la tendresse. Très intéressant. Je ne veux plus offrir un amour à soixante dix degrés et pas non plus en recevoir de tel, je me contente de la tendresse.
L’année dernière j’ai lu un livre sur les profondeurs marines et j’ai appris du nouveau sur le monde. J’ai lu aussi quelques douzaines de romans, ils ne m’ont rien dit de nouveau. Dans l’exercice de son métier l’homme se blase. Ne voit souvent plus que des phrases et des attributs en lieu de sentiments et de vérités. On devrait apprendre le bégaiement. Souvent le bégaiement vaut plus que le flot naturel du discours. Un écrivain qui ne peut plus mettre sur papier que des belles phrases est quelque part immoral.
Les dames portaient de hauts chapeaux. En Espagne grondait la guerre civile. Un de mes amis, dont il n’existait qu’un exemplaire au monde, est mort. Je n’ai pas fait fortune l’année dernière, et pas de dettes non plus. J’ai juste gagné un peu moins que ce dont j’aurais eu besoin pour donner à ma vie un peu de couleur et d’amabilité.
Elle n’a rien eu d’historique, cette année, plutôt bourgeoise, sans joie ni tragédie particulière. J’en prends congé sans émotion intérieure et j’ai l’impression que je pleurerai encore sur elle.

Extrait de "Janvier" dans "Les quatre saisons"
d'après la traduction en allemand de Ernö Zeltner (Die vier Jahreszeiten, Piper Verlag, 02/2009)


Vraisemblablement écrit en 1937 (le livre a été publié en 1938).

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